Facile de Paul Éluard & Man Ray
« Si l’ouvrage signé Éluard et Man Ray résulte de la conjonction improbable de projets artistiques et esthétiques distincts, la scène intime qu’il constitue finalement, grâce à Nusch et à GLM, l’ouvrier du livre, transcende des options peu compatibles, constituant en effet un remarquable exemple d’invention réciproque d’un objet littéraire et photographique. »
Jean-Pierre Montier (Université Rennes 2), 2012.
Ce livre édité par GLM en 1935 est cité par de nombreux chercheurs ou enseignants qui y voient l’une des réussites emblématiques du rapport texte/image, choix du caractère/corps du modèle, etc.
On peut lire ainsi de Jean-Pierre Montier :
- « Facile, ou le livre photographique comme scène érotique »
- Une présentation du livre Facile sur le site Esthétique du livre
LA FICHE DU LIVRE
(sur le site de recherche Phlit — Photographie & Littérature)
Facile
ELUARD, Paul ; MAN RAY
Type : livre
Collection : Editeur : Guy Lévis Mano
Lieu de publication : Paris
Date de publication : 24 octobre 1935
Format : 18 x 24,5 cm, 15 p.
Langue : FRE
Illustré de photos : oui
Attribution texte/image : Texte : Paul Eluard, photographies : Man Ray
Tirage limité à 1 225 ex. : 25 ex. sur Japon Impérial, contenant chacun une photographie originale signée, dont 20 numéroté de 1 à 20, et 5 HC numéroté de I à V ; et 1200 exemplaires sur vélin, dont 1000 numéroté de 21 à 1020 ; et 200 HC numéroté de VI à CCV.
Réédition fac-simile, Coll. « Bibliothèque surréaliste », Bibliothèque des Introuvables/ Tchou, 2004, 18 x 24,5 cm.
Notes : Un livre d’artiste qui est le fruit d’une collaboration entre le poète (Eluard), le photographe (Man Ray) et l’imprimeur-éditeur (Lévis Mano). Le texte est sous-tendu par un « grand récit » archétypal narrant l’amour porté par un poète à sa Dame ou sa Muse, mais le modèle, Nusch, pris en photographie est la vraie femme du poète. Les textes deviennent alors une variation sur la prise, la déprise, l’emprise amoureuse. 12 illustrations photographiques (héliogravure) plus celle de la couverture. Maquette de l’imprimeur-éditeur Guy Levis Mano. Le texte en Bodoni est composé dans le creux de la page laissé libre par le modèle. Le bloc texte épouse le contour du corps féminin. La rectitude du texte noir est contrastée avec la sinuosité d’un corps qui se fond dans la page blanche. Ce qui est mis en scène sur la page, c’est le mariage texte/image/corps.
Voir Nicole Boulestreau, « Le photopoème Facile : un nouveau livre, dans les années 1930 » in Mélusine IV (1983) p. 163-177 et l’article de J-P. Montier. Source ou rédacteur de la fiche : J-P. Montier et P. Edwards (référence Soleil Noir : 571)
Facile
Poèmes de Paul Éluard
Photographies de Man Ray
- Facile de Paul Éluard & Man Ray
- Planche I
Tu te lèves l’eau se déplie
Tu te couches l’eau s’épanouit
Tu es l’eau détournée de ses abîmes
Tu es la terre qui prend racine
Et sur laquelle tout s’établit
Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits
Tu chantes des hymnes nocturnes sur les cordes de l’arc-en-ciel
Tu es partout tu abolis toutes les routes
Tu sacrifies le temps
A l’éternelle jeunesse de la flamme exacte
Que voile la nature en la reproduisant
Femme tu mets au monde un corps toujours pareil
Le tien
Tu es la ressemblance.
- Facile de Paul Éluard & Man Ray
- Planche II
L’ENTENTE
I
Au centre de la ville la tête prise dans le vide d’une place
Ne sachant pas ce qui t’arrête ô toi plus forte qu’une statue
Tu donnes à la solitude un premier gage
Mais c’est pour mieux la renier
T’es-tu déjà prise par la main
As-tu déjà touché tes mains
Elles sont petites et douces
Ce sont les mains de toutes les femmes
Et les mains des hommes leur vont comme un gant
Les mains touchent aux mêmes choses
- Facile de Paul Éluard & Man Ray
- Planche III
Écoute-toi parler tu parles pour les autres
Et si tu te réponds ce sont les autres qui t’entendent
Sous le soleil au haut du ciel qui te délivre de ton ombre
Tu prends la place de chacun et ta réalité est infinie
Multiple tes yeux divers et confondus
Font fleurir les miroirs
Les couvrent de rosée de givre de pollen
Les miroirs spontanés où les aubes voyagent
Où les horizons s’associent
Le creux de ton corps cueille des avalanches
Car tu bois au soleil
Tu dissous le rythme majeur
Tu le redonnes au monde
Tu enveloppes l’homme
Toujours en train de rire
Mon petit feu charnel
Toujours prête à chanter
Ma double lèvre en flammes
**
Les chemins tendres que trace ton sang clair
Joignent les créatures
C’est de la mousse qui recouvre le désert
Sans que la nuit jamais puisse y laisser d’empreintes ni d’ornières
Belle à dormir partout à rêver rencontrée à chaque instant d’air pur
Aussi bien sur la terre que parmi les fruits des bras des
jambes de la tête
Belle à désirs renouvelés tout est nouveau tout est futur
Mains qui s’étreignent ne pèsent rien
Entre des yeux qui se regardent la lumière déborde
L’écho le plus lointain rebondit entre nous
Tranquille sève nue
Nous passons à travers nos semblables
Sans nous perdre
Sur cette place absurde tu n’es pas plus seule
Qu’une feuille dans un arbre qu’un oiseau dans les airs
Qu’un trésor délivré.
II
Ou bien rire ensemble dans les rues
Chaque pas plus léger plus rapide
Nous sommes deux à ne plus compter sur la sagesse
- Facile de Paul Éluard & Man Ray
- Planche IV
Avoue le ciel n’est pas sérieux
Ce matin n’est qu’un jeu sur ta bouche de joie
Le soleil se prend dans sa toile
Nous conduisons l’eau pure et toute perfection
Vers l’été diluvien
Sur une mer qui a la forme et la couleur de ton corps
Ravie de ses tempêtes qui lui font robe neuve
Capricieuse et chaude
Changeante comme moi
Ô mes raisons le loir en a plus de dormir
Que moi d’en découvrir de valables à la vie
A moins d’aimer
En passe de devenir caresses
Tes rires et tes gestes règlent mon allure
Poliraient les pavés
Et je ris avec toi et je te crois toute seule
Tout le temps d’une rue qui n’en finit pas.
**
A LA FIN DE L’ANNEE. DE JOUR EN
JOUR PLUS BAS. IL ENFOUIT SA
CHALEUR COMME UNE GRAINE.
I
Nous avançons toujours
Un fleuve plus épais qu’une grasse prairie
Nous vivons d’un seul jet
Nous sommes du bon port
Le bois qui va sur l’eau l’arbre qui file droit
Tout marché de raison bâclé conclu s’oublie
Où nous arrêterons-nous
Notre poids immobile creuse notre chemin
- Facile de Paul Éluard & Man Ray
- Planche V
Au loin les fleurs fanées des vacances d’autrui
Un rien de paysage suffisant
Les prisons de la liberté s’effacent
Nous avons à jamais
Laissé derrière nous l’espoir qui se consume
Dans une ville pétrie de chair et de misère
De tyrannie
La paupière du soleil s’abaisse sur ton visage
Un rideau doux comme ta peau
Une aile salubre une végétation
Plus transparente que la lune du matin
Nos baisers et nos mains au niveau de nous-mêmes
Tout au-delà ruiné
La jeunesse en amande se dénude et rêve
L’herbe se relève en sourdine
Sur d’innocentes nappes de petite terre
Premier dernière ardoise et craie
Fer et rouille seul à seule
Enlacés au rayon debout
Qui va comme un aveu
Écorce et source redressée
L’un à l’autre dans le présent
Toute brume chassée
Deux autour de leur ardeur
Joints par des lieues et des années
Notre ombre n’éteint pas le feu
Nous nous perpétuons.
**
II
Au-dessous des sommets
Nos yeux ferment les fenêtres
Nous ne craignons pas la paix de l’hiver
Les quatre murs éteints par notre intimité
Quatre murs sur la terre
Le plancher le plafond
Sont des cibles faciles et rompues
A ton image alerte que j’ai dispersée
Et qui m’est toujours revenue
Un monotone abri
Un décor de partout
Mais c’est ici qu’en ce moment
Commencent et finissent nos voyages
Les meilleures folies
C’est ici que nous défendons notre vie
Que nous cherchons le monde
Un pic écervelé aux nuages fuyants au sourire éternel
Dans leurs cages les lacs au fond des trous la pluie
Le vent sa longue langue et les anneaux de la fraîcheur
La verdure et la chair des femmes au printemps
La plus belle est un baume elle incline au repos
Dans des jardins tout neufs amortis d’ombres tendres
Leur mère est une feuille
Luisante et nue comme un linge mouillé
- Facile de Paul Éluard & Man Ray
- Planche VI
Les plaines et les toits de neige et les tropiques luxueux
Les façons d’être du ciel changeant
Au fil des chevelures
Et toujours un seul couple uni par un seul vêtement
Par le même désir
Couché aux pieds de son reflet
Un couple illimité.
**
FACILE EST BIEN
Facile est beau sous tes paupières
Comme l’assemblée du plaisir
Danse et la suite
J’ai dit la fièvre
Le meilleur argument du feu
Que tu sois pâle et lumineuse
Mille attitudes profitables
Mille étreintes défaites
Répétées vont s’effaçant
Tu t’obscurcis tu te dévoiles
Un masque tu l’apprivoises
Il te ressemble vivement
Et tu n’en parais que mieux nue
Nue dans l’ombre et nue éblouie
Comme un ciel frissonnant d’éclairs
Tu te livres à toi-même
Pour te livrer aux autres.
- Facile de Paul Éluard & Man Ray
- Planche VII
Nous avons fait la nuit je tiens ta main je veille
Je te soutiens de toutes mes forces
Je grave sur un roc l’étoile de tes forces
Sillons profonds où la bonté de ton corps germera
Je me répète ta voix cachée ta voix publique
Je ris encore de l’orgueilleuse
Que tu traites comme une mendiante
Des fous que tu respectes des simples où tu te baignes
Et dans ma tête qui se met doucement d’accord avec la tienne avec la nuit
Je m’émerveille de l’inconnue que tu deviens
Une inconnue semblable à toi semblable à tout ce que j’aime
Qui est toujours nouveau.
Couverture de Facile de Paul Éluard, photographie de Man Ray d’une composition au plomb de Guy Lévis Mano.