Association Guy Lévis Mano

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Captif de ton jour et captif de ta nuit

Je sais Jean que tu iras une nuit de nouveau dans
cette ville.
Cette ville dont les nerfs saillaient à chaque pas
inquiet de ton enfance -
qui offrait à tes yeux chercheurs - à leurs frais point
d’interrogation
la pâture de ses vitrines vivantes - de ses hommes
soucieux
et des hanches dansantes des femmes -
et grimaça peut-être à telle pluvieuse heure de ton
illogique comportement.

Je sais Jean qu’il te faudra pénétrer dans la maison
sans joie
pour une raison nécessaire à ton destin
et que tu perdras pour longtemps fréquentation du
ciel.
Les portes que tu ouvriras vers les rues - s’ouvriront
sur des couloirs
et les couloirs te conduiront aux escaliers -
et chaque porte sera une fermeture
et tu ne trouveras ni couleur de fleur
ni sourire de femme - ni voix d’homme
pour fortifier ton pas égaré.

Jean que feras-tu dans ces couloirs et dans ces
escaliers et devant ces portes
qui ne te joindront à rien ?
Et que signifie captif de ton jour et captif de ta nuit
cette fuite implacable de toute sortie ?

Nuit de tempête sans grandeur.

Jean tu rencontreras les quatre patriarches
dont les barbes sont comme des ruisseaux.
Devant la boutique du libraire ils seront
immobiles et mélancoliques comme une rancune.
Avec des habits propres et désuets
le dos tourné à tous les livres qui leur appartinrent...

Mais tu attendras vainement la parole prophétique.
Quatre prophètes - quatre prophètes silencieux
et pourtant l’avenir s’évapore dans leurs barbes
blanches.

Jean - la ville est grise avec ses hommes et son ciel
et son sort dangereux.
Tu livreras vers des destinations inconnues
à travers des voies hostiles
un fardeau léger et indéchiffrable
et las de chercher - las de ne pas trouver
il faudra bien qu’un des quatre prophètes vienne.

Jean - tu visiteras - je ne sais pourquoi
deux femmes qui seront fraîches - rouges et
vulgaires
comme des coquelicots.
Elles diront comme à une vieille connaissance
« Ah ! tu viens d’Espagne ».
Pourquoi ? pourquoi ? quand captif des plaines de
l’Est
et captif de murs de brique dans des plaines de
l’Est
tu reviens avec ton âme sablonneuse
et des lianes de vieillesse agrippées à tes cheveux.

Et tu diras Jean : « Je reviens de guerre ».
Mais tu sais bien que durant deux ans
et cependant que les tenanciers de la mort fauchaient
encore
les champs de vie du monde
tu écoutais immobile derrière les barrières gardées.
Homme exclu de la mort et de la vie.
Que c’est difficile ! que c’est difficile !

Oh ! Jean, mon captif tiède d’usure.
Tu n’as même pas assisté au départ de ta jeunesse
quand elle lia avec des cheveux noirs sournoisement
volés à ta tête
le reste de ta fraîcheur - le reste de ta ferveur et de
ta joie d’entreprendre
et partit sans laisser d’adresse...
comme une amante fatiguée de toujours réconforter.

Guy Lévis Mano in Captif de ton jour et captif de ta nuit, 1e édition 1945,
écrit en captivité daté du 27 mai 1942.

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