
Homme exclu de la vie et de la mort
Les hommes ouvraient des lèvres
immenses à la terre et c’était un
canal
Depuis des jours les pieds dans la vase
comme une pieuvre aux pieds et
la pluie sur leurs têtes
La pluie sur leurs têtes et dans leurs têtes
le cerveau rayé comme par les bar-
reaux d’une double geôle
enfermés dans la mollesse mouillée des
bras comme dans un cercueil d’eau
Mais courages halés à coup d’ahant d’es-
poir et d’âmes en sueur
pour que vienne l’espoir filtré d’un trou
plus clair dans le ciel
Des hommes captifs des hommes cama-
rades soudés depuis des mois par le
même sort désarçonné
le sourire élevé comme un pilier dans
le temple des philistins
Des trompettes et des canonnades loin-
taines alimentaient les attentes
Ils avaient fait deux lèvres immenses à
la terre et c’était un canal
Et l’eau gelée était blanche et elle était
comme la dentition de la terre
et les sentinelles autour d’eux empê-
chaient leurs bras de se complaire
dans la lassitude
Bras qui préparent les irrigations fertiles
semant sans récolter construisant
sans habiter
Ah prisonnier aux routes aveugles que
ne remercie aucune moisson
La châtelaine de Poméranie passa et à
ces hommes durs à ces hommes si
longuement chastes
Si longuement exilés des femmes dans
leurs corps et dans leurs oreilles
dit doucement en français : Bonjours Mes-
sieurs
et s’en alla
Deux sentinelles nous surveillaient
Guy Lévis Mano in Homme exclu de la vie et de la mort
Écrit au Kommando disciplinaire 950, Stalag IID, 1944. Édité par GLM, 1945.