Association Guy Lévis Mano

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(extrait)

Homme exclu de la vie et de la mort

[…]
J’ai donc parlé de la neige de la terre
et des hommes
et j’ai recommencé parce que les barbelés
hachaient toujours mon horizon
et j’ai parlé des barbelés et de la mort et
des canaux et des routes
parce que je construisais à longueur de
vie prisonnière des routes qui n’é-
taient pas pour mes pas
et des canaux aussi qui n’étaient pas pour
ma contemplation ni pour mon dé-
part

Et j’ai parlé des routes libres et des fleuves
parce que l’eau des fleuves s’en va
toujours
s’en va toujours à la mer et que dans la
mer il y a des navires
et parce que depuis quatre ans jamais
une route ne m’a vu m’en aller
M’en aller les mains dans les poches et
seul avec de la curiosité dans mon
œil
m’en aller avec un compagnon sans qu’un
fusil et un soldat qui ne porte pas mon
uniforme ne surveille mes pas
et je ne parle pas de m’en aller le long
de la rivière ou sous le bois un peu
simplet de sapins
avec celle douce et svelte et très claire
d’accomplissements

Et j’ai parlé de la mort parce que j’avais
toujours su que je mourrais pas
à côté de mes camarades
dont quelques-uns sont morts tout près
de moi
et j’ai parlé de la mort parce qu’une
femme blanche émaciée de maternité
et de peine
qui m’était fidèle comme un abri est tou-
jours morte
Et qu’il y a des moments où je suis simple
et me demande quelle est la mort
authentique
l’autre ou celle de ma vie arrêtée

Et j’ai parlé souvent de la durée car je
l’ai mesurée du matin au soir et du
matin au soir
et que c’est difficile de ne jamais constater
qu’il est très tard

Et ce sont de longues heures qui ape-
santissent les pelles
et les wagonnets que j’emplissais me pre-
naient pour une Danaïde
et la terre que je creusais s’irritait et
bavait de la vase qui enlisait mes
pieds et ma pelle

C’étaient de dures heures… Et voici
J’ai répété les mêmes mots car chaque
matin me présentait la même vision
morne
me redonnait le même chantier les mê-
mes visages amis ou hostiles
et la pluie et la neige et toujours la soli-
tude
et que l’espoir était là comme dans les
brouillards de Londres les reverbè-
res des romans policiers anglais
Et sans doute un million de camarades
étaient comme moi
Ils sentaient et ne sentaient pas
Et l’on était sans joie ou enfermés dans
la brume trop sonore des voix
Mais moi je sais qu’on était sans joie
Mais il n’y a pas d’abandon pas d’aban-
don
Il faut seulement de vraies
portes
et un bon vent à vous rafraîchir le gosier

Car un matin ma sentinelle enlèvera les
cartouches de son fusil et me dira
Je rentre dans ma maison va vers la tienne

Ce jour-là le vocabulaire des hommes
Changera

Guy Lévis Mano, in Homme exclu de la vie et de la mort
Écrit au Kommando disciplinaire 950, Stalag IID, 1944. Édité par GLM, 1945.


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